Il est, à l’échelle mondiale, l’un des chefs les plus aimés et respectés de sa génération. Autodidacte et instinctif, il est le premier à avoir mis le végétal au centre de son art avec son célèbre Gargouillou, une icône de la gastronomie célébrée en une du New York Times. Avant-gardiste à l’extrême, timide, mais terriblement audacieux, Michel Bras a fait de son restaurant Le Suquet à Laguiole un monument de la haute cuisine française. Un pari fou mêlant à la radicalité architecturale celle de la gastronomie.
Parler de Michel Bras, c’est parler d’un couple, celui formé avec sa femme Ginette, prépondérante dans l’ascension du cuisinier, mais c’est aussi parler d’un clan. Michel Bras, à 77 ans, a transmis les couteaux à son fils Sébastien, mais reste hyperactif. Rencontre avec un géant de la gastronomie autour d’un café à Uzès en marge du festival Saveurs et Savoirs.
SUD VIBES : Michel Bras, vous êtes à Uzès avec votre épouse à l’occasion du Festival Saveurs et Savoirs, un festival qui mêle culture et gastronomie. Que pensez-vous de cette manière un peu inédite d’aborder la cuisine ?
Michel BRAS : Nous venons d’arriver à Uzès. Il faudrait avoir deux jours de recul pour donner un avis, mais je dirais que l’approche de la cuisine autour de la culture est intéressante. La ville s’y prête.
SV : Vous avez ouvert deux restaurants dans des lieux de culture et d’art, La Halle aux Grains à Paris, sous la rotonde de la Bourse de Commerce qui est aujourd’hui la Collection Pinault et le Café Bras, dans l’enceinte du Musée Soulages à Rodez. Êtes-vous un toqué d’art et plus précisément d’art contemporain ?
MB : Je dirais que ce sont plutôt des concours de circonstances. Le Café Bras, c’est parce que nous connaissions Pierre Soulages. Nous aimions beaucoup l’homme, ses peintures et ses eaux-fortes. Et puis il avait des termes comme : « Plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte » dans lesquels je reconnais mon rapport à la cuisine. Étant un autodidacte, je suis allé chercher l’écriture de ma cuisine dans l’histoire et dans l’observation. Concernant La Halle aux Grains à Paris, nous avons été approchés. Nous avons toujours eu une inclinaison pour les belles architectures. Au Japon, nous avons développé un restaurant avec l’architecte Kengo Kuma. Nous avons travaillé avec RCR pour le Café Bras et avec l’Agence NeM pour La Halle aux Grains.
Mais pour répondre à votre question, il faut faire un retour en arrière et parler du Suquet. Avec mon épouse, nous sommes fascinés par le vide, les déserts… Nous avons parcouru l’Atacama, le Tibesti, le sud de l’Algérie…. Et la lecture que nous avons du plateau de l’Aubrac n’est pas « la paille dans les sabots, ou encore la nappe à carreaux vichy ». Pour nous, c’est le vide, ce sont les oiseaux…
Il y a une phrase de Philippe Delerm (*) que j’aime bien citer : « Trouver de la beauté dans l’ordinaire des choses ». C’est cela qui nous a fascinés sur ce plateau et c’est pour cela que nous avons créé ce lieu contemporain. Pour aller à l’essentiel. Je ne sais pas s’il y a un lien avec l’art contemporain, mais c’était en tout cas un moyen d’aller à la source du beau. Et c’est d’ailleurs ce qui a guidé notre cuisine depuis toujours. Aller vraiment dans la justesse de l’expression.

SV : Vos restaurants sont implantés dans de belles architectures. La cuisine doit-elle forcément aller de pair avec la beauté ?
MB : Oui, mais il faut d’abord que cela soit bon. Si l’écriture est juste, la beauté arrive forcément. Il ne doit pas y avoir de fioriture. J’aime que la lecture soit simple. Il y a eu un moment où la cuisine était extravagante, tout le monde en rajoutait trop. C’était presque un inventaire de produits empilés les uns sur les autres et sans fondement.
SV : Diriez-vous que vous cultivez une forme de pureté dans votre cuisine ?
MB : Oui. C’est le produit qui doit parler.
SV : Vous possédez un jardin, le jardin de Lagardelle. Il est aussi défini comme votre jardin secret. Avez-vous autant de plaisir au jardin qu’en cuisine ?
MB : Il est clair que je suis habité par la cuisine depuis toujours. Nous sommes un couple responsable et nous avons fait des arrangements de famille suffisamment tôt. Nous avons eu le bonheur d’avoir notre fils aîné qui, avec son épouse, a pris la succession au Suquet. Nous les laissons s’exprimer. Ce jardin est une nouvelle source d’intérêt. Je suis un sportif depuis toujours. J’ai de l’énergie à revendre. C’est en maniant la bêche et la pioche que je me dépense.

SV : En interview, vous parlez souvent d’amour. L’amour du produit, l’amour que l’on transmet par la cuisine. Pensez-vous que sans amour, il n’y a pas de bonnes cuisines ?
MB : La cuisine est un partage. Sans partage, on a tout faux. Et puis c’est très culturel chez nous, car nous venons d’un espace rural (l’Aveyron) où la nourriture permettait de rassembler. Je pense à ma belle maman qui voulait toujours la plus grosse dinde pour réunir les voisins à sa table. Je pense aussi aux tripous servis les matins de fêtes votives ou à la sortie de la messe. Le repas était toujours prétexte à se réunir. Même quand nous étions jeunes et faisions la fête. Nous nous retrouvions les matins autour d’une soupe au fromage.
SV : Que pensez-vous du phénomène de starification des chefs ?
MB : Je n’ai jamais couru après ça. Certains chefs la cultivent.
SV : Vous avez fait paraître Cheminement*, un livre biographique extrêmement documenté qui revient sur votre trajectoire et sur sa singularité. Avez-vous d’autres projets ?
MB : J’ai accompagné ma nièce dans l’ouverture d’un restaurant, Auprès d’Angèle, à Marcillac-Vallon, près de Rodez. Il faut que je pense à mon épouse. Je suis tout le temps par monts et par vaux. Nous venons de fêter nos 56 ans de mariage, je vais avoir 78 ans et je me suis toujours beaucoup investi. Pour La Halle aux Grains à Paris, pour ma nièce… Il faut que je sois raisonnable. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai voulu écrire ce livre. C’est un livre que j’ai destiné à nos petits enfants. Je veux qu’ils sachent que la réussite sociale qu’ils constatent est le fruit du travail et que nous avons aussi eu des moments de désespoir. Je veux leur exprimer le parcours que l’on a eu, sachant que je suis un autodidacte pur. Avec mon épouse, nos démarches étaient parfois en dehors des codes gastronomiques. Nous étions hors sujet et cela nous a valu les sarcasmes de la profession. Pour moi, la cuisine est une écriture. Comme le ferait un peintre avec de la peinture, je me sers du produit pour exprimer ce que j’ai au fond de mes tripes et de mon cœur.
Les adresses gourmandes de Michel Bras à Sète
Halles de Sète : Chez Jean-Phi (poissonnerie), Le Jardin de Vie – Dulce & Victor (primeur), La Cigale (primeur), Portoferraio (épicerie et traiteur italien) pour les raviolis au gorgonzola, André di Maio (poissonnerie) pour les palourdes de l’Étang de Thau. Rue des Halles, 34200 Sète
Paradiso (tiellerie). 11 Quai de la Résistance, 34200 Sète.
(*) Cheminement – Michel Bras. Auteurs : Corinne Pradier, Anne Bullat-Piscaglia, Guillaume Bullat. Parution : octobre 2023, Éditions Bras. 528 pages.



