Arthur Jafa est l’un des artistes contemporains les plus importants aujourd’hui. Pendant plusieurs décennies, il a élaboré un ensemble d’œuvres incontournables qui défient toute catégorisation. À la fois puissante et lyrique, sa pratique combine un mélange profondément troublant d’images et d’histoires provenant de contextes et d’horizons divers. Il rassemble une mémoire affective qui touche à des questions telles que l’histoire des États-Unis d’Amérique, la violence, la répression, les modalités de survie. En interrogeant la manière dont elles existent dans la production et la diffusion d’images, de musique, de sons et de médias temporels, Jafa réfléchit à l’ontologie de la race et de la noirceur [blackness].
Tout au long de sa pratique, Jafa s’est investi dans l’exploration de stratégies pour une esthétique noire, en s’appuyant sur l’expérience d’être noir dans l’Amérique contemporaine et son lien avec la vie, la mort et le concept d’humain. En tant qu’un des producteurs les plus prolifiques de sa génération, travaillant sur de nombreux médias, Jafa livre avec une précision incomparable la puissance, la beauté et les contradictions de la société contemporaine. Son œuvre est un développement essentiel pour comprendre la complexité des relations raciales, la tension entre les formes d’expression culturelle et la spécificité et l’énergie de la culture noire américaine. L’émergence et l’évolution du cinéma et de la musique noirs aux XXème et XXIème siècles en tant que produits culturels et artefacts idéologiques sont au cœur de sa réflexion. Assemblant sans relâche des images qu’il arrange en compositions dynamiques, Jafa crée des cartes cognitives qui fonctionnent comme une critique du passé et une méta-critique des possibilités futures, révélant les moteurs mêmes qui alimentent notre civilisation. Brutalement réelle, la vision inébranlable de Jafa nous pousse à réfléchir sur le caractère inévitable encore aujourd’hui du suprématisme blanc et de l’anti-noirceur. Live Evil [Le mal vivant] est la présentation la plus importante et la plus complète de son travail à ce jour. S’étendant sur deux salles du campus de LUMA, La Mécanique Générale et La Grande Halle, l’exposition comprend un éventail d’œuvres récentes et nouvelles créées spécifiquement pour Live Evil.
À La Mécanique Générale sont présentées des œuvres majeures de la carrière de Jafa, notamment ses films The White Album (2018), akingdoncomethas (2018) et le relief Ex-Slave Gordon 1863 (2017), parmi d’autres. Une série de photographies et des sculptures telles que Big Wheel II (2018) et Large Array (2020) cartographient la psychologie des relations raciales dans l’Amérique d’aujourd’hui. Est également exposée SLOpex (2022), une itération ralentie et modifiée de son chef-d’œuvre APEX (2013), dont le son remplit l’ensemble de l’espace d’exposition. Le contraste radical entre les images et la complexité de ses associations sont à la fois déconcertants et surprenants. De larges installations présentant des images assemblées sur de larges papiers peints révèlent encore plus la rigueur perçante et intellectuelle des récits de Jafa, ainsi que les vérités indéniables et troublantes de ses messages intemporels.
Pour Live Evil, l’espace caverneux de La Grande Halle a été transformé en un environnement unique peuplé d’images et de sons. Considérés ensemble, les différents éléments de l’espace interrogent le pouvoir, la fonction et la signification des images en mouvement, des installations multimédias et du son. Au cœur de l’espace, éprouvant les frontières entre le cinéma et la technologie, se trouve AGHDRA, une installation de son et d’images en mouvement de 85 minutes. Présenté sous la forme d’une projection à grande échelle, un paysage de roches noires en mouvement constant forme des vagues qui s’intensifient et s’éloignent sur fond de soleil atmosphérique se profilant à l’horizon. Organisée autour de douze segments, chacun basé sur une composition sonore unique, AGHDRA, une œuvre entièrement numérique, constitue une thèse unique : l’anti-sublime, la noirceur à la fin de l’ère Anthropocène, la perte insondable et la douleur ineffable à la fin de la civilisation telle que nous la connaissons.
AGHDRA est juxtaposée à une autre image en mouvement de l’autre côté de la salle : Untitled (2022) est un hommage à Greg Tate, ami proche et complice de Jafa, récemment décédé. L’œuvre montre une fluctuation abstraite de lumière et d’ombre. Évocatrice et hypnotique, elle capture l’expressionnisme, l’essence et la profondeur des émotions humaines. Le son et l’image, l’utilisation de projections multiples et la synchronisation précise entre les deux projections sont les caractéristiques qui définissent la profondeur des explorations de Jafa sur notre existence intrinsèquement fluctuante. Positionnés à l’intérieur de l’espace, quatre panneaux publicitaires surdimensionnés et deux environnements construits abordent différents aspects de la culture noire. De l’histoire de la musique à travers les images de Miles Davis et d’Albert Ayler, aux compositions sculpturales et aux bolis (objets de pouvoir qui jouaient un rôle central dans les rituels et la vie spirituelle de tradition malienne), cette partie de Live Evil, tout comme les récits qui se déroulent dans l’espace de La Mécanique Générale, échappe au genre et va au-delà de la théorie pour transcender notre passé dans le présent. En tant qu’œuvre d’art totale composée de chacun de ses éléments, l’installation perce dans l’abîme humaine et l’altérité incessante, posant des questions sur notre condition.
Organisé par Vassilis Oikonomopoulos, directeur des expositions et des programmes et Flora Katz, curatrice, assistés par Claire Charrier, chargée de projet junior.